Tự Đức tomb |
Tự Đức tomb |
Nguyễn Đăng Tam with Bảo Đại and Nam Phương |
Roi Kiến Phúc |
imperatrice Nam Phuong |
mausolée Khai Dinh |
tombeau de Duc Đức |
prince Bao Long |
empereur Tụ Đức |
L'homme du demi-siècle auquel je suis n'avait pas remis les pieds dans la ville de Huế depuis 54 ans. Nous avions quitté pour toujours Hanoi la capitale du pays et berceau de ma naissance en 1954, une date fatidique gravée dans ma mémoire et dans le subconscient de tous les vietnamiens. L'année 1954 marquait la fin d'une guerre contre l'occupant colonial français mais elle concrétisait ainsi la fracture de notre pays en 2 camps ennemis, prévoyant un conflit fratricide et plus meurtrier encore, et qui devrait durer 2 autres décennies.
Nous avions vécu à Huế une année, dans la villa de notre grand-père paternel à An Cựu, à proximité de la Cité Impériale. Les conditions ne s'y prêtant pas trop, nous étions allés vivre à Tourane, actuelle ville de Đà Nẵng où nous avions passé deux autres années, avant de nous établir définitivement à Saigon, en 1957, jusqu'à mon départ pour le Canada en 1968.
Que reste-t-il dans la mémoire d'un garçon ingénu de 5 ans, à l'âme innocente, après les épreuves qui le secouaient en si peu de temps? Je me souviens comme dans un rêve cet endroit enchanteur, avec cette grande villa aux murs robustes, située à quelques kilomètres de ces fortifications plus impressionantes encore de la Cité Impériale, bastion de la dynastie des Nguyễn, là où siégeait mon grand-père en tant que mandarin à la Cour impériale.
Nguyễn Đăng Tam |
De nos jours, An Cựu plus effervescente avec son marché animé s'est complètement transformée, réduisant encore davantage son cours d'eau déjà étroit. Lors de la 2ème journée à Huế, Hoà et moi, nous avons visité le palais An Dịnh ('refuge paisible') qui longe la rivière, construit en 1906 par l'empereur Thành Thái, aux murs peinturés d'un jaune criard. Là s'était réfugiée l'impératrice Nam Phương, durant son dernier séjour sur le sol natal avec ses enfants, sur le chemin de l'exil dans les années 50. Un peu plus loin, nous avons cogné à une grande porte d'une résidence coquette. Dans la cour intérieure une dame de 80 ans nous avait accueillis, avec cette allure aristocratique et ses traits immaculés qui ne dévoilaient pas son âge. D'une voix douce dans l'accent exquis du centre du pays, la princesse Mẫn s'était présentée à nous, étant la nièce de Đồng Khánh le 9ème empereur d'Annam.
chez la princesse Mẫn |
Dix ans après la mort de Bảo Đại le dernier souverain d'Annam en 1997, le fils aîné et prétendant au trône disparut à son tour à l'âge de 71 ans en France. Le prince était né en 1936 à Huế et avait habité juste à côté avec sa mère l'impératrice Nam Phương, dans le palais An Định durant la période du conflit en 1945. Contrairement à Bảo Đại qui avait la réputation de libertin, Bảo Long paraissait sérieux pour ne pas dire austère, à l'image de sa mère l'impératrice qui conservait jusquà la fin l'espoir de voir son fils un jour monter sur le trône. Bảo Long affichait un désaccord ouvert avec son père durant ses années d'exil, étant plus proche de sa mère à tout point de vue.
En 1954, selon les dires de Nguyễn Mộng Điệp, concubine de Bảo Đại, Ngô đình Diệm le sérieux prétendant pour diriger le Sud Vietnam après les accords de Genève mettant fin aux hostilités de la 2ème guerre d'Indochine, avait élaboré un projet afin de rallier la famille impériale à la cause nationaliste. Passant outre Bảo Đại pour lequel il démontrait un mépris viscéral, Diệm avait voulu convaincre l'impératrice de rentrer au Sud Vietnam pour devenir régente. Pour unifier le peuple et légitimer un gouvernement Diệm, Bảo Long serait déclaré empereur succédant à son père sur le trône d'un Vietnam indépendant, l'époque de Bảo Đại étant à jamais révolue. Cette offre alléchante ne pouvait que séduire Nam Phương, qui voyait déjà son fils entrer dans l'histoire, et concrétiser le rêve d'une mère impératrice.
mausolée Minh Mạng |
tombeau Khải Định |
hotel Thanh Nội, Huế |
Cité Impériale |
Cour d'honneur Minh Mạng |
Mausolée Tự Đức |
Que son Altesse Impériale repose en paix sans porter de regret, au pays des Lumières, loin des vicissitudes du pays des Dragons, planète lointaine et terre ingrate, qui ne vous causerait que désespoir et désillusion, car votre règne ne saurait mieux briller que celui de votre père aux yeux de la postérité.
En vélo le long de la rivière, nous sommes enfin arrivés au site de la villa de Grand-Père. Après avoir dû demander maintes fois, il apparaît que la propriété avait complètement disparu. La route poussiéreuse s'entremêlait avec le cours d'eau au milieu d'une pagaille incroyable entre marchands ambulants et piétons qui s'adonnaient à leurs transactions quotidiennes. Nos vélos avaient du mal à se frayer un chemin dans cette multitude. La rivière An Cựu a effectivement perdu sa rive se convertissant littéralement en égoût. Et de son eau opaque et remplie de détritus sortait une odeur nauséabonde indescriptible.
Je me rappelle de ces hauts murs entourant l'entrée principale surmontée de ces bougainvillées remplies de bractées violacées. De là nous nous dirigeâmes vers un triple escalier qui mène l'invité à une salle de réception spacieuse d'une villa classique et élegamment conçue. Pour le petit garçon que j'étais, le temps s'arrêta durant cette époque, dans une ambiance sereine et de paix retrouvée: ici se trouvait un environnement idyllique, loin des contingentements humains et des préoccupations d'adulte.
Ce fut un choc terrible de voir que tout ce qui reste de notre passé n'était qu'un ramassis d'édifices ignobles, dans une pagaille qui dépasse toute description. Un bloc d'appartements peinturé d'un bleu insoutenable luttait contre d'autres abris de fortune pour le même espace vital. Que reste-t-il de notre belle villa glorieuse? Des bribes de roche de la cuisine avec son toit en lambeaux et quelques pierres de fondation en béton qui ressortaient...
Mon retour à Huế servait 2 motifs: d'abord accomplir un périple trans-vietnamien nord-sud pour remémorer ma jeunesse en visitant les différentes villes où j'avais vécues. De Hanoi, le bercail dans lequel j'avais vu le jour en 1950, en passant par Huế, le lieu sentimental de mes années d'enfance et finalement Saigon, dernière étape de nos déplacements avant mon départ au Canada en 1968. Et ensuite je voulais reconstruire le passé de mon grand-père, en retraçant sa carrière étincelante que j'ai entendue parler sans trop en connaître.
Nous sommes parvenus à l'hotel Thành Nội situé de l'autre côté de la Forteresse pour y séjourner. Décembre et janvier sont les 2 mois clés pour visiter Huế, grâce au climat adoucissant qui est toujours au rendez-vous dopé par un soleil bienveillant et omniprésent. Dans la soirée, la cour de l'hôtel offre un espace généreux et agréable, pourvue d'un pavillon en forme de pagode aux piliers lisses et stylisés à l'intérieur duquel les invités pourront prendre un jus de cocotier ou déguster un léger repas local en observant le coucher de soleil écarlate s'éteindre derrière les murs fortifiés de la Cité.
Nous avons fait connaissance de deux couples de français durant notre excursion du tombeau de Minh Mạng le 3ème empereur des Nguyễn, situé en dehors de la cité. Nos amis français sont arrivés à Huế après avoir visité le Nord du pays et par hasard sont restés dans notre hôtel. Les 2 messieurs étaient officiers commandants de l'armée française à la retraite. Ils ont passé par Dien Bien Phu durant leur visite, place incontournable pour les nostalgiques de l'époque colonialiste française. Nous sommes devenus toutefois bons amis et leur avons visités en France, chez eux à Nice et dans le Cantal respectivement. Ce soir-là à Huế, les plats locaux aidant, nous avons eu à nous six, un souper inoubliable dans la cour de l'hotel, en plein clair de lune. La qualité et la saveur gastronomique des mets vietnamiens semblaient créer une convivialité entre des peuples différents, et une manière d'adoucir les discussions qui semblaient s'enflammer.
La renommée de Huế est historiquement reliée à la dynastie des Nguyễn parmi lesquels Gia Long en était le fondateur au début de son règne en 1802. Après sa mort en 1820, Minh Mạng son 2ème fils succédait au trône pendant 21 ans en s'avérant être le point culminant de cette dynastie. Inspiré par une mission sacrée pour consolider la monarchie absolue, Minh Mạng imbu par la doctrine confucianiste et possédant une force de caractère hors du commun, lançait un vaste programme de réformes pour moderniser l'appareil de l'État, de fond en comble, en créant une administration à l'image d'un souverain dynamique et efficace.
Minh Mạng avait un objectif clair: affermir les institutions du pays qu'il a renommé Đại Nam ('Grand Sud') pour se défendre contre l'influence étrangère, signal sans équivoque envers la France, la Grande Bretagne et les É-U considérés comme puissances hégémoniques. Carrément hostile envers l'influence pernicieuse du Christianisme qu'il traite de croyance hérétique, il était présent à la Cour de Gia Long et acceptait mal la compromission de son père qui avait dû solliciter le support intéressé de la France dans la lutte contre les frères Tây Sơn.
Sa tombe située à 12km de Huế, à l'ouest de la Rivière des Parfums était une démonstration parfaite de la combinaison de 3 éléments: harmonie, beauté et grandeur. Selon le principe géomancien ('phong thủy') d'antan l'harmonie résultait d'une optimisation du milieu naturel, à partir duquel il existe une symbiose entre la créativité humaine et la magnificence de la nature, d'où un constat de paix et de sérénité. La beauté quant à elle, est une quête permanente du lettré avec son sens inné de l'esthétique et de la forme. Et la grandeur n'est que le reflet d'une force morale suscitant l'autorité et appuyée d'une force brute qui maintient le pouvoir.
Quelques observations sont de rigueur concernant les 3 tombeaux royaux que j'ai visités à Huế. Minh Mạng, tout comme Tự Đức et Khải Định, avait élaboré bien en avance son site funéraire, une fois au pouvoir en 1820. Il avait personnellement entamé la recherche du site 6 ans après son accession au trône et seulement 14 ans après en 1840, il a enfin trouvé l'emplacement qui lui semblait adéquat. Les autocrates frappés de folie des grandeurs, mais conscients de leur existence éphémère et de leur contribution modeste, voulaient assurer la pérennité des oeuvres réalisées de leur vivant, en exagérant leur importance. D'où le corollaire: plus leur règne était décevant, plus leur vie outre-tombe se transformerait en apothéose. Méditons cette phrase inédite de Robespierre: '' la mort n'est que le commencement de l'immortalité''.
Le tombeau de Minh Mạng, à vue d'oiseau ressemble à un papillon géant avec ses ailes inégalement déployées, séparant un lac idyllique en 2 moitiés. Le visiteur passe d'abord par la grande porte Đại Hồng Môn, un portail impressionant composé de 3 entrées principales. Le linceuil de l'Empereur passait par la porte centrale le jour de ses funérailles et sera fermée à jamais. Seules les 2 portes adjacentes resteront ouvertes pour le commun des mortels. Au delà du Đại Hồng Môn, nous contemplons une cour d'honneur dans laquelle s'alignaient des statues de courtiers civils et militaires, de taille réelle, et celles d'animaux: éléphant, cheval et même dragon taillé en fer sous une coupole tassée dans un coin.
Des marches impressionantes d'escalier s'annoncent au fond de la cour d'honneur et nous amène à un pavillon de stèle, sur un monticule de dimension carrée bien proportionnée. Passé cet édifice, la porte Hiền Đức s'élève sur un balcon miniature, site des plus accueillant et révélateur. En emboitant le pas, nous sommes en face du temple Sùng Ân, un ensemble majestueux pour sa largeur, au toit rempli de tuiles jaunâtres avec un portique renforcé de piliers dorés.
Nous traversons un autre portail, le Hoàng Trạch et en face sur un terrain élevé, surgit le pavillon Minh Lâu qui nous relie au pont Trung Đạo divisant un joli étang rempli de lotus et de plantes aquatiques. À distance nous pouvons contempler un portail fortifié annonçant le tombeau de l'Empereur, sur les hauteurs, hermétiquement entouré d'un haut mur circulaire. Ci-gît Minh Mạng dans sa Cité Interdite, imperturbable dans son repos éternel. Ainsi se termine le pélerinage du visiteur et débute enfin le fief réservé à l'après-vie du grand monarque, paradis absolu et oasis hors limite pour le commun des mortels.
Il a fallu 3 ans de 1840 à 1843 avec l'aide de 5000 coolies pour parachever le chantier monumental . De l'esquisse aux détails, la main omniprésente de l'Empereur au crépuscule de son règne, y était dans la conception et la réalisation de son oeuvre. Ce qui m'a frappé, c'est la forme géométrique élémentaire. Cercle, carré ou rectangle est la règle et même les toits stylisés ne sont pas enroulés comparés autres édifices de l'époque: l'idée sous-jacente étant la ligne droite, de l'entrée principale au site d'enterrement final. Linéarité, simplicité, symétrie, sérénité et puissance. Une démonstration classique d'harmonie, de beauté et de grandeur. Un exemple de Majesté.
Le tombeau de Tự Đức n'en est pas moins spectaculaire par sa dimension et par sa construction élaborée. Niché au sein d'une vallée contigue, à 8km de Huế, il fut conçu pour refléter la personalité du monarque. Muni d'un ensemble complexe et sophistiqué d'édifices, plus d'une cinquantaine, l'emplacement traduisait son souci de tranquillité et d'isolement, loin des artifices de la Cour. L'empereur le fit ériger initialement de son vivant, pour être un havre de paix dans lequel il pourrait s'adonner à la chasse, la pêche, la lecture et la poésie.
La végétation y est abondante, l'eau placide, en présence de ces frangipaniers de légende, 'fleurs du temple' veillant sur les âmes errantes, et se disputant leur position de choix. L'ambiance idyllique laisse le visiteur songeur et faisait du site un lieu prisé pour une retraite royale. Mais l'entreprise fut édifiée dans le sang et les larmes, 4000 coolies ayant usé de leur vie durant 3 années. Elle avait même provoqué la révolte de Chày Vôi, forçant Tự Đức à modifier son nom de Vạn Niên Cơ (monument millénaire) à Khiêm Cung (palais modeste).
L'empereur en était conscient de l'humeur du peuple et cherchait à soigner son image. L'emplacement respirait néanmoins un air décadent et de décrépitude, avec ses monuments délabrés, ses surfaces érodées et ses couleurs fanées et désuètes. Du vivant de Tự Đức et de nos jours, le site lui était emblématique et une métaphore éloquente de son règne. Pour un monarque dont la modestie retrouvée demeure une qualité rare, elle n'est qu'un substantif dénué de toute substance.
En s'introduisant dans l'enceinte du mausolée par la porte principale, le visiteur descend le long d'un corridor carrelé de céramique Bát Tràng, le plus prisé du pays. Le lac Lưu Khiêm se trouve sur la droite avec son pavillon Xung Khiêm, bien ancré sur son rivage. Passé le pont Tiên Khiêm, la tombe de l'empereur Kiến Phúc lorgne de loin, dans un coin du vaste domaine, entouré de ses murs simples et solennels: timide mémorial pour un monarque modeste et sans conséquence.
Le mausolée de Tự Đức est précédé par une stèle gigantesque abritée dans un pavillon contenant sa fameuse épitaphe Khiêm Cung Ký, un sommaire en 4935 mots sur son règne. Une tablette de pierre pesant 22 tonnes requérant 4 années pour la transporter de la carrière à sa destination finale. Dans l'au-delà, l'empereur semblait décidé de justifier ses actes avec contrition et remord. Et l'histoire de son tombeau avait pris une tournure insolite. En fait, son corps ne se trouvait probablement pas au lieu désigné de peur d'être transgressé. Les rumeurs circulaient sur un trésor de l'empereur avec ses restes, entrainant l'exécution sommaire de 200 ouvriers assignés à son site funéraire et gardant ainsi le mystère de sa sépulture intact.
Jusqu'à l'ère de Minh Mạng et Thiệu Trị, les 2ème et 3ème règnes des Nguyễn, le Vietnam uni était fermement sous contrôle, l'ordre et la sécurité maintenus grâce à une administration efficace qui menait ses tâches sans anicroche. Avec l'accession de Tự Đức, 4ème empereur de la dynastie, et ses 3 fils qui suivront, Dục Đức, Hiệp Hoà et Kiến Phúc, la nation subira une période de tourmente et de tragédie sans précédent, la plus douloureuse de l'histoire du Vietnam. Les historiens s'accordent que le pays avait dès lors commencé à se désintégrer, et perdre son indépendance.
Cet épisode de l'histoire soulève une question inévitable: le régime monarchique en chute libre avait perdu de sa raison d'être et voyait déjà ses heures comptées. En plein chaos et dans un trou noir politique, les adeptes d'un ordre nouveau au Vietnam auront la vie facile et ne pourront trouver de meilleures pièces à conviction. Ils sauront installer inexorablement leur propre version de l'autoritarisme.
Tự Đức maintenait le règne le plus long des Nguyễn, de 1847 à 1883, soit 36 ans. Après lui, ses 3 fils adoptifs réunis ne purent durer un an. Dục Đức, son successeur immédiat régna 3 jours, Hiệp Hoà 3 mois et 29 jours et Kiến Phúc 6 mois 29 jours. Ce fut l'épisode surnommée '' Tứ Nguyệt Tam Vương'' (3 rois en 4 mois). Et selon la liste des souverains dans l'histoire, le Vietnam détient le triste record mondial dans 2 catégories: 8 rois ont régné pendant moins d'un an, et 3 d'entre eux en moins d'une semaine!
Sa Majesté Tự Đức comme ses prédécesseurs, maintenait une ligne politique rigide, inspirée d'une valeur sûre importée de Chine, le confucianisme. Ce mode de pensée ultra conservareur affichait une opposition farouche et tous azimut à l'innovation et aux idées extérieures. Cet immobilisme de principe était transmis à travers les règnes depuis Minh Mạng, son grand-père, pour sauvegarder l'absolutisme de droit divin. Aucune déviation de ces valeurs immuables ne serait concevable. Tel fut le code de conduite du Vietnam d'autrefois, exacerbé par un obscurantisme et une xénophobie élevés en idéologie d'État et adopté par toute la classe
politique.
Être sensible et obéissant envers ses parents et muni d'une connaissance approfondie du Confucianisme, Tự Đức est en plus reconnu pour être un poète de talent. Mais sa santé précaire ne lui était pas favorable, et prédestinait l'échec de son règne malheureux. Physiquement diminué et émotionellement fragile, c'était un personnage plaintif et habité d'une susceptibilité pathologique. Son existence était une suite d'épreuves. De l'enfance maladive, qui le rendait impotent et incapable de procréer, des révoltes se sont succédées au cours de son règne, jusqu'à l'invasion étrangère par les français aboutissant à l'atrophie de l'intégrité territoriale, summum de son humiliation. Shakespeare n'aurait pu trouver meilleur protagoniste pour ses pièces tragiques.
Son règne désastreux est relaté dans son épitaphe qu'il avait lui même rédigé, une mauvaise augure pour un monarque en panne de succession. Il décrivit ses échecs qui sont nombreux et fit état de ses triomphes parcimonieuses. Les inscriptions remplissaient les 2 côtés de l'énorme stèle érigée devant son site funéraire. Elles trahissaient le caractère indécis d'un monarque sans perspective, miné par les préjugés et entouré de courtiers ineptes et manipulateurs, tous assoiffés de pouvoir. Ses écrits, délectables comme elles sont, n'étaient qu'un exercice de mea culpa thérapeutique, sollicitant un pardon auprès de la postérité. La médiocrité de ses descendants dûment pris en charge ne firent que réduire à néant les espérances déjà faibles, après sa propre déchéance.
Marié à l'âge de 15 ans, il avait eu plusieurs épouses sans pouvoir produire un dauphin en raison d'une variole qui l'a rendue impotent. Depuis 1865, Tự Đức avait prévu sa relève en désignant 3 neveux pour sa succession: Ưng Thi né en 1864, le futur empereur Đồng Khánh plus tard, Ưng Ái, né en 1853, adoptant le nom de Ưng Chân, et devenant son successeur immédiat en 1883 sous le nom Dục Đức et Ưng Đăng, né en 1869, qui sera l'empereur Kiến Phúc cette même année.
Le règne de Tự Đức coincida avec le début de l'invasion française et son éventuelle occupation du pays. En 1858 la marine française attaqua Gia Định et les 3 villes de la région Est, obligeant Tự Đức, par l'intermédiaire de son ambassadeur Phan Thanh Giản illustre officier impérial, à signer un traité de paix en 1862. La situation était foutue à priori mais l'empereur s'entêtait à croire en ses troupes, pourtant ineptes à tous les niveaux pour renverser la situation, et refusa tout compromis avec l'envahisseur.
En juillet 1867, la France réussit l'occupation des villes restantes à l'ouest de la Cochinchine (Vietnam du Sud) et Phan Thanh Giản, l'homme de confiance se donna la mort, n'ayant pas réussi à éviter la défaite et ramener la paix. Tự Đức à la limite du désespoir, exprima ses remords. Il écrivait dans son épitaphe: '' mon corps s'amenuisait chaque jour ainsi que mon esprit... Être assis ou être allongé ne réduirait pas mon amertume...Ma tête dévisagée était encore plus pâle. N'ayant pas atteint la quarantaine, mes cheveux semblaient blanchir comme ceux d'un vieil homme... Je voulais me remettre à Dieu dans le Ciel pour achever ma tâche car je ne pouvais plus compter sur les gens d'ici-bas...''
Son règne s'étant avéré un désastre escompté, Tự Đức s'empressa de dénicher un successeur capable de redresser la situation calamiteuse dans laquelle il se trouvait. Il conservait lui même un rapport écrit sur l'évolution des 3 fils adoptifs, et Ưng Chân l'aîné semblait le plus malléable quoique Tự Đức mettait un bémol sur son choix. Il écrivait:'' Ưng Chân a vite progressé dans ses études et en maturité, cependant sa capacité visuelle qui laisse à désirer pourrait compromettre sa vision des choses! Ajoutée à son instinct de promiscuité(!), c'est mauvais signe pour les affaires de l'État... même si le royaume a désespérément besoin d'un bon gouvernail. Que puis-je faire?'' L'empereur a oublié de mentionner que sa propre mère Từ Dũ avait aussi soutenu le choix de Ưng Chân.
Son Altesse Impériale Từ Dũ était particulièrement respectée par Tự Đức et par les officiers du royaume . Elle est l'archétype de mère et d'épouse au dessus de tout reproche dont la grâce et l'autorité morale lui permettaient de s'exprimer sur bien des sujets. Tự Đức lui manifestait une dévotion totale, à un point tel qu'il rédigea un recueil 'Từ Huấn Lục' (paroles éducatives) inspiré par les pensées de sa mère, qu'il traitait comme son livre de chevet. Elle n'avait pas retenu ses mots et commentait sans ambages sur les courtisans du royaume. '' Depuis toujours, la cupidité (des courtisans) a été leur motivation, un abcès que personne ne pouvait y trouver remède..., une administration publique qui fait du tort au peuple au lieu de l'aider et un titre à la Cour n'est qu'un permis éhonté pour l'enrichissement personnel. Si cette manne de richesse n'appartenait pas au peuple, d'où pouvait-elle en venir alors...?'' Malgré toute sa dévotion et sa sagesse prémonitoire, la reine mère Từ Dũ était incapable de reproduire un grand leader d'un sang royal désormais anémique.
Quelques jours avant sa mort, Tự Đức avait commis une autre bavure qui donna le coup fatal à son remplaçant. Le 17 juillet 1883, réunissant sa garde rapprochée de courtisans, il a voulu clarifier et confirmer Ưng Chân au titre suprême. Plusieurs officiels à la Cour émettaient leur réserve quant au rapport écrit critiquant le prince héritier, càd son manque de caractère et son incapacité de devenir efficace. Ils pensaient à effacer les passages peu louables qui pourraient ultimement être préjudiciable au nouveau roi. À la surprise générale, Tự Đức insista pour garder le texte intact, comme un garant de la bonne conduite du futur souverain. Et ceci devrait être lu et connu publiquement le jour de l'intronisation...
Deux jours après le décès de Tự Đức, la Cour s'était rassemblée pour officiellement couronner Ưng Chân sous l'appellation Dục Đức. Trần Tiễn Thành, un membre de la Régence lut le décret royal de l'empereur défunt au sujet du nouveau monarque, car aucun membre s'aventurait à le faire. Au paragraphe controversé, il commença à tousser fortement en voulant dissimuler son aspect critique devant l'assemblée. Il ne se rendit pas compte qu'il s'est fait piéger par certains membres qui ne voulaient rien savoir de Ưng Chân en tant que souverain, notamment Tôn Thất Thuyết et Nguyễn Văn Tường.
Thuyết le ministre de la défense, personnage illettré et infâme était un habitué des intrigues. Avec Tường, ministre d'État sans état d'âme et sans scrupule, tous deux n'attendaient que cette omission de Thành pour décrier ceci comme une manoeuvre pour faire introniser un roi inepte. Thuyết fit détenir Dục Đức, le roi fraîchement désigné ainsi que d'autres membres de l'assemblée royale. Toute cette scène a été préparée d'avance par les fanatiques inconditionnels qui résistaient à toute solution négociée avec l'envahisseur français. 3 jours seulement après sa nomination, le règne de Dục Đức a pris fin. L'ordre fut donné par Thuyết et Tường d'empoisonner le roi déchu, sans succès pour l'instant.
Le roi Dục Đức en dépit de ses défaillances, était le bon choix dans les circonstances. Sa destitution était une preuve de profonde division et de lutte interne des officiels de la Cour, entre ceux qui voulaient une solution pacifique avec les Français, et en premier lieu le nouveau monarque, et les jusqu'auboutistes sanguinaires qui prêchaient la lutte armée. Ayant l'audace d'apprendre le français en négligeant ses leçons confucéennes, l'esprit libéral et l'ouverture aux idées occidentales du nouveau roi étaient choses de trop aux yeux de Thuyết et Tường. Ils considéraient Ưng Chân, devenu roi Dục Đức pour 3 jours, comme un coup fomenté par les Français et leurs complices à la Cour de Huế.
Le roi déchu languissait dans sa cellule, affamé et maltraité. Tandis que sa vie tenait par un fil, un soldat de garde ayant pitié pour son souverain lui donna secrètement à manger avec quelques poignées de riz et de l'eau que Dục Đức a dû presser d'une chemise en lambeaux. Quand le geste complicite du gardien fut dénoncé, l'ex- roi détrôné succomba au milieu d'une privation abominable. Son corps émacié fut enveloppé dans une natte de paille et emporté par 2 gardes, pour être enseveli à An Cựu (pas loin de notre propriété). Sur le chemin, le cercueil improvisé se détacha et ses restes tombèrent par terre. Thanh Thái, son fils deviendra empereur en 1889, six ans après sa fin misérable. La saga de ce roi de l'infortune prit fin lorsqu'il sera enterré solennellement dans un site décidé par Thành Thái, nommé An Lăng (site du repos éternel).
Que votre Majesté repose en paix... Ceux qui vous ont odieusement martyrisée en commettant ce crime de lèse majesté sur votre personne auront à subir un sort plus misérable que le vôtre, car la fin ne justifie pas tous les moyens. Face à la postérité, toutes les larmes versées en votre mémoire vont assouvir votre soif de justice et de rédemption, avec tout le respect et l'amour qui vous étaient redevables.
Père tout-puissant, regarde-moi ici bas!
Écoute-moi, je t'implore dans la poussière!
Ne laisse pas encore disparaître la puissance
Que ton miracle m'a offerte.
Tu m'as donné de la vigueur,
Tu m'as donné une force supérieure.
Tu m'as prêté la qualité d'éclairer
Celui qui pense avec bassesse,
D'élever ce qui est dans la poussière.
Tu as changé l'opprobe du peuple en éclat et majesté.
Ô Dieu ne détruis pas l'oeuvre édifiée pour te louer!
Seigneur, dissous la nuit profonde
Qui recouvre les âmes des hommes!
Offre-nous un reflet de ta puissance qui atteint l'éternité!
Mon seigneur et père, regarde-moi ici-bas!
Tourne ton regard vers nous depuis les cieux!
Mon Dieu, tu m'as donné une force supérieure.
Exauce-moi, mon imploration fervente.
(Prière de Rienzi, Richard Wagner)
Le duo Thuyết-Tường s'empressa de nouveau à débusquer un autre candidat au poste vacant. Thuyết se penchait sur Hồng Dật, le 29è fils de l'empereur Thiệu Trị et demi-frère de Tự Đức. Pour rendre leur choix plus digestible, les 2 conspirateurs le soumettaient à l'impératrice Từ Dũ solicitant son soutien. Elle a déféré la question par sa réplique cinglante: '' nous sommes encore sous le deuil de notre roi bien aimé avec l'ennemi extérieur se trouvant déjà à nos portes. Si les hommes de votre génération sont incapables de rémédier à la situation, que pourrions-nous faire, moi et mon faible corps? Quelle que soit la personne choisie dans les circonstances, la décision sera la vôtre à prendre!''
Ayant la main mise complète mais agissant sous pression, Thuyết et Tường amassèrent les mâles de sang royal pour enclencher un processus de sélection. Lorsque ce fut au tour de Hồng Dật, il s'éleva en criant: ''je suis le dernier né de notre Roi vénéré, et doté d'un caractère médiocre, mille fois votre offre je ne pourrais l'accepter ...!'' Après maintes disputes et supplications réciproques, Hồng Dật se résigna à être roi sous l'appellation Hiệp Hoà. Constamment malmené par Thuyết et Tường, le nouveau roi a tenté par un effort ultime de les faire arrêter, avec l'aide des agents français. Il fut forcé à se suicider (le 29 novembre 1883) lorsque sa tentative s'est avortée. Son règne a duré moins de 4 mois et Trần Tiễn Thành l'officiel régent qui avait protesté contre ce nouvel acte de déchéance fut aussi assassiné la même nuit.
Après l'extermination de Hiệp Hoà, Nguyễn Văn Tường porta son choix sur Ưng Đăng, le nouveau et 3ème roi en quelques mois, sous le nom Kiến Phúc. Il fut le plus jeune des 3 fils adoptés par Tự Đức, accédant au trône à l'âge de 14 ans, et offrant le pouvoir de facto au couple Thuyết et Tường. Ce fut durant cet épisode que le Vietnam perdait son indépendance, via le traité Patenôtre du 6 juin 1884. Le pays était ainsi morcelé en 3 régions administratives, le Tonkin (le Nord), l'Annam (le Centre) et la Cochinchine (le Sud). Et subitement Kiến Phúc mourut de façon suspecte le 31 juillet 1884, étant sur le trône pour moins de 7 mois, ses restes reposant dans l'enceinte du mausolée de Tự Đức. L'épopée rocambolesque des '3 rois en 4 lunes' tira donc à sa fin.
Le dernier tombeau visité appartenait à Khải Định, le 12ème et avant dernier monarque des Nguyễn, de 1916 à 1925. Il est situé au mont Châu Ê, à 10km de Huế. Le monument reflétait fidèlement la personne du monarque, avec un brin d'hindouisme, de gothique, de boudhisme et de sculpture romane, bref un amalgame qu'il appréciait. L'édifice propre est un modèle parfait de mausolée massif mais de taille réduit comparé à celui de Minh Mạng et de Tự Đức. Le visiteur devra monter les 127 grandes marches atteignant la cour d'honneur, suivies par 37 autres avant d'atteindre le sommet, avec la sensation d'accéder à un monde extra-terrestre flottant dans les nuages, le rendant admiratif et rêveur.
La décoration intérieure ressemblait à un musée art-déco rempli d'objets d'exhibition, aux murs ornés de tuiles céramiques splendides et entourés de statues frappées en or et en bronze représentant l'empereur. Tout le décor semblait être surréaliste et d'un goût douteux, dans un style caractérisé par un narcissisme volontier. Khải Định n'était pas un héro du Vietnam. Monarque faible et bizarre à bien des égards, il est considéré comme une marionnette à la solde des colonialistes français, comme la plupart des rois Nguyễn, ce dont notre guide vietnamien nous a dûment rappelés durant notre visite.
De manière paradoxale, en dépit de l'héritage peu reluisant qu'ils nous ont laissé, sans ces monuments, ces palais et tombeaux magnifiques, le verdict historique sur cette dynastie serait encore plus dévastateur.
Post scriptum:
Le 6 novembre 1925, mon grand-père Nguyễn Đăng Tam, responsable du Cơ Mật (Conseil Royal Privé) envoya un télégramme au délégué général Pasquier lui annonçant le décès de Khải Định au cours de la matinée. Plusieurs jours après, il informa celui-ci de l'accession du prince Vĩnh Thụy, fils unique de Khải Định, comme nouvel empereur, sous le nom Bảo Đại ('grandeur protectrice'), avec Tôn Thất Hân (le frère de Tôn Thất Thuyết) comme régent. Pour le peuple du Vietnam, il n'y aura pas de sursaut historique car le règne de ce 13ème et dernier souverain des Nguyễn (1926-1945) fut un creux vidé de toute substance.
Nguyễn Đăng Lưu
Ottawa